Le 7e arrondissement de Lyon est un de ces quartiers qui me rappellent Montréal ou Berlin. Des villes à l’urbanisme incertain, mélangé, traversé par les époques, sans grande cohérence architecturale mais avec des pépites comme le sublime Garage Citroën, au style Art déco, inscrit au Patrimoine du XXe siècle des Monuments Historiques, et dont Jean Prouvé a fait la verrière — excusez du peu.
La balade vaut aussi pour plusieurs adresses de restaurants et de caves de vins naturels, comme « En attendant septembre » (34 Rue Chevreul, 69007 Lyon) et, juste en face, le très excentrique « En mets fais ce qu’il te plaît » du chef Katsumi Ishida (43 rue Chevreul, 69007 Lyon). On entre dans ce restaurant par ce qui semble être l’appartement familial avant de déboucher dans la salle à manger, en angle, dans une petite salle d’à peine 8 couverts.
Il y avait de beaux vinaigres de vignerons dans cette cuisine, une carte des vins manuscrite pleine de mystère et du Chenin de Catherine & Pierre Breton, vinifié par leur fils Paul. Je pense avoir déjà déclaré mon amour à Catherine & Pierre Breton dans ce blog, mais je ne peux pas m’empêcher de continuer. Dans un épisode de RadioVino, Pierre Breton explique que l’année 2018 est la plus belle de son existence de vigneron, avec des maturités incomparables ; il fallait vérifier ça.
J’ai vérifié ça.
Pierres Rousses, Vouvray 2018, 100% Chenin, 14,5 %.
Ça glisse dans le verre. Un beau doré foncé, avec sa pointe de caramel.
Naseaux.
Bon sang.
On est proche du malaise vagal.
C’était un mélange de mie de pain frais tartiné de beurre et de poires comices pochées avec une gousse de vanille. Des notes d’élevage, aussi, d’une profondeur suave.
On a attendu quelques minutes avant de goûter, pour, je ne sais pas, que le Christ transforme ça en vin perpétuel.
Gosier.
L’acidité est entrée dans la langue comme une lame. La tension était continue, intense. Une forme assez poussée de sexualité buccale. On a fini par se calmer et par noter des choses comme : « Abricots secs, toucher de bouche poivré, épices de vin chaud. Texture briochée acide, parfaitement équilibrée par une grosse puissance alcooleuse d’une acidité parfaite ».
C’était cool de rentrer se coucher, après.
Il faut avoir le coeur bien accroché pour arriver jusqu’à Jaujac, en pleine montagne ardéchoise. La route en lacets offre des paysages à couper le souffle et de bonnes sensations de vertige. À chaque virage, c’est la peur et la splendeur ; en voiture, fenêtres ouvertes, on peut toucher, du bout des doigts, les branches pointues et la fraîcheur des hauteurs.
C’est dans ce paysage sublime, qui se mérite, que s’est installé, au fond de la vallée, Charles Minot et sa cave de vins naturels : la Jajaquoise. En suivant les chemins, on y rencontre des touristes, des joueurs de pétanque et, le long du Lignon, des orgues basaltiques, soit la marque ancienne des coulées de lave figées par la rivière. 1200 habitants vivent dans ce village dont une partie s’accroche à flanc de collines et une autre repose sur la terre ferme.
Charles Minot est un très attachant personnage. Il grandit dans les environs de Saint-Étienne, voyage partout dans le monde, travaille en restauration dans de nombreux pays avant d’ouvrir son restaurant. Un jour, il a le coup de foudre pour les vins nature. Ce n’est pas sa première vie ; mais c’est le moment où, comme dans La première fois , les choses basculent. C’est impossible de reculer.
La boutique est petite et charmante. Charles Minot vous accueille les bras ouverts, avec une gentillesse désarmante et une passion communicative. On y a trouvé, entre autres, un pétillant naturel de Béatrice Fromaigeat, « Mam’zelle Bulles », de La Ferme des Roumanes à Lussas. Un Chardonnay aux parfums de citron vert, de thé à la bergamote et de feuilles fraîchement cueillies, à l’acidité franche et nerveuse.
Dans la voiture, au retour, on écoutait Amanda Bergman au-dessus des ravins.
J’avais beau chercher dans ce grand livre d’images qu’est la mémoire, je ne crois pas avoir vécu, à ce jour, de plus bel été.
La Jajaquoise
Charles Minot dit « Charlie »
2 rue des Frères Fabre
07 380 Jaujac
04 75 39 13 82
Quand je suis entrée en faculté de Lettres, une des épreuves d’écrémage consistait à lire, en moins de dix mois, une liste de cent « classiques » et à en faire des fiches détaillées. Cette ascèse permettait de mettre la classe à niveau et, peut-être, de décourager les plus incertains. À l’issue de ces dix mois, le véritable travail universitaire pouvait commencer. La liste des « classiques » était pré-déterminée par un canon historique, tutélaire, que l’on peut grossièrement appeler la bibliothèque idéale. Y figuraient, entre autres, François Villon, Rabelais, Proust, Stendhal, Balzac, Rimbaud et des dizaines d’autres. Sans surprise, certains siècles (17e, 19e) étaient plus représentés que d’autres (18e, 20e). Les auteurs libertins ou libertaires, et beaucoup d’autrices, étaient marginalisées.
Quand on est plongé dans un parcours académique, cette liste ne se remet pas en cause. Il y a quelque chose de rassurant et d’enfermant dans l’idée du canon. La question du plaisir de la lecture est refoulé. L’idée n’est pas de lire pour en jouir mais de lire parce qu’il faut s’instruire, connaître, et emmagasiner suffisamment de références pour s’armer convenablement. Ces oeuvres sont incontestablement des chefs-d’oeuvre (encore faudrait-il en définir les critères : longévité ? esthétique ? inventions stylistiques ? imposition d’un « mouvement » ? nouveau formalisme ?). Je ne dis pas qu’il ne faille pas lire le canon. C’est un cadre référentiel incontournable ; il trace une ligne historique et apporte, quoiqu’on en dise, beaucoup de plaisir. S’en affranchir, ensuite, nécessite seulement un peu de saine désobéissance.
Je me suis demandé s’il n’y avait pas l’équivalent dans le vin. Une liste de chefs-d’oeuvres incontournables qu’il fallait connaître et goûter pour avoir un référentiel précis, et ajuster son goût en fonction de ce que l’on considère intimement (mais aussi socialement) comme « parfait ».
Cette histoire de « canon » du vin a, par rapport aux arts classiques, une différence notable : si la littérature est figée sur son papier de toute éternité, les vins, eux, évoluent sans cesse (et encore plus les vins naturels !). Une bouteille x ne ressemblera pas à sa soeur jumelle ; les années et les contextes de dégustation brouillent les pistes. Alors, peut-on « fixer » un canon des canons ? Quels seraient les critères qui dégageraient ces vins des autres ? Leur ancienneté ? Leur style repérable ? Leur autorité ? Leur élégance ?
« Un chef-d’œuvre est une œuvre accomplie en son genre. Ce terme est habituellement utilisé dans le domaine des arts, pour souligner la perfection de l’œuvre, issue de la maîtrise de l’artisan ou de l’artiste et souvent couplée à une imagination remarquable. »
Les canons du vin
J’ai retrouvé dans mes fiches de dégustation quelques références qui me sont apparues comme des « chefs-d’oeuvre ». C’est un classement difficile à faire car je n’ai évidemment pas goûté tous les vins de la Terre et que je continue à découvrir de nouvelles choses. Mais ceux-là occupent une place particulière. Et parce que les grands vins me font penser aux grands livres, j’y adjoint des extraits d’oeuvres littéraires comme une archive sensorielle. J’espère y ajouter, au fil du temps, de nombreuses autres références.
Lieu-dit L’Éternité
Domaine Gramenon 2017
Contre-couleur
AOP Côtes-du-rhône
(100% Grenache)
C’est un vin rempli de silence, à la couleur sombre, inquiétante et veloutée. Dans un panier où l’on aurait déposé des caramels, des pruneaux et des tranches de brioche se cachent des roses, des cerises et des champignons. « I have not told my garden yet » écrit la poète américaine Emily Dickinson dans son recueil posthume Lieu-dit L’Éternité. Elle n’a pas encore dit à son jardin qu’elle va mourir, alors elle écrit un poème pour lui dire adieu :
« I have not quite the strength now / To break it to the bee ».
(Je n’ai pas encore la force à présent / De l’annoncer à l’Abeille —).
Emily Dickinson, Lieu-dit L’Éternité
Oh, Emily.
Peut-être aurais-tu aimé autant que moi ces beaux tanins encore verts, ces pruneaux et cette cendre de cheminée, celle de la veille ? Quand, dans la folie des flammes, les visages avaient creusé leur beauté ?
L’amour des commencements
Domaine Richaud
Cairanne 2017
Côtes-du-rhône
(Clairette, Bourboulenc, Roussanne, Viognier, Grenache B, Marsanne)
Je lève le verre d’or au nez de miel, de poires et de noisettes roulées dans le beurre. L’assemblage est un bouquet de jeune mariée. Clairette, Bourboulenc, Roussanne, Viognier, Grenache blanc et Marsanne. En bouche, c’est une huile de noix et de fleurs qui glisse sur les joues et les dents, et se termine sous la langue. La finale poivrée reste longtemps en tête ; c’est l’amour des commencements.
« D’où nous vient l’amour des commencements sinon du commencement de l’amour ? De celui qui sera sans suite et par là sans fin. »
J.-B. Pontalis, L’amour des commencements
Le bel été
Amphibolite 2018
Jo Landron
Domaine de la Louveterie
AOP Muscadet-Sèvre-et-Maine
(100% Melon de bourgogne)
Avant, le muscadet, c’était le vin lambda que l’on buvait pour accompagner les huîtres, sur des terrasses inconfortables avec des gens sympathiques. Et puis, un jour, il y a eu ça. En mettant le nez dans le verre, j’ai ouvert la fenêtre sur la chambre endormie. À cette fraîcheur se mêlait celle de la maison fermée. En bouche, c’était une explosion iodée de salicornes, d’embruns et de sel, avec du citron. J’aimais sa couleur aussi ; un beau jaune soleil, avec un léger trouble.
« A quei tempi era sempre festa. Bastava uscire di casa e traversare la strada, per diventare come matte, e tutto era così bello, specialmente di notte, che tornando stanche morte speravano ancora che qualcosa succedesse… »
Cesare Pavese, La bella estate
Poèmes
Dard & Ribo
C’est le printemps
Crozes-Hermitage 2019
(100% Syrah)
Des groseilles et des framboises mangées avec les doigts, cueillies à la main, dans les ronces. Un éclat de rire. Quelqu’un respire un petit bouquet de violettes. Moi, je sens le poivre fraîchement moulu et le pin, l’eucalyptus, l’estragon et le camphre. La bouche est une pure minéralité d’eau de roche – j’ai pensé à la rivière, l’été, quand ma fille crie dans l’eau glaciale.
Parfois, quand je suis témoin du bonheur des gens, ceux qui n’ont pas perdu beaucoup, ceux qui ont réussi leur vie de famille, ceux qui sont heureux en ménage, je ressens une mélancolie atroce, comme si se dressait devant mes yeux l’évidente froideur de l’injustice. Ce vin me fait sourire et me rend triste ; il est l’expression même d’une joie en fuite ; qui n’est pas la mienne ; qui est fugace ; qui est autre ; celle qui m’échappe et que toujours encore, je regarde de loin.
« Eppure ti amavo città di carne
Della mia infanzia perché per me eri
Insieme meraviglia e sofferenza. »
Nella Nobili, Poèmes