Les femmes de Richaud

On ne sait jamais qui se cache derrière un vin. Les assemblages les plus audacieux ne sont pas forcément le fruit de personnages flamboyants. Des vins tenus et structurés peuvent avoir été élaborés par des punks au fond d’un garage. Cette surprise, cette appréhension aussi, je la ressens en littérature, quand je rencontre des auteurs dont j’ai aimé les livres.

Le Cairanne Blanc de Richaud (2017), dont je parlais ici, était tombé dans mon verre au milieu de l’été. Ce blanc rhodanien, suave et poivré, était un miracle en pleine canicule. Peut-être est-ce ce contexte de dégustation, extrêmement favorable, qui a influencé mon amour débordant pour les vins de Richaud. Mais j’ai ressenti un émoi aussi vif pour leur Cairanne rouge où, derrière le Grenache, la Syrah charriait d’entêtants effluves de pin et de montagne. Ce vin dessinait sur ma langue une cartographie gustative du paysage — la Drôme sur la langue. 

Le grand jeu

À peine arrivés à Cairanne, Marcel Richaud nous tend un verre pour nous souhaiter la bienvenue (il est 10h30 du matin). Les présentations faites, on descend au caveau pour tirer un peu de nectar à même les foudres. Goûter ? Le verre est littéralement rempli de Syrah en pleine transsubstantiation mystique.    

Solaire, passionné, Marcel est immédiatement attachant, comme ses vins. On discute le coeur ouvert de tout ce qui fait l’essentiel de la vie : l’amour, le vin, la mort. Comment ne pas être subjugués par autant de bonheur, celui, très particulier, qu’apporte le travail ? Au milieu de l’entretien, dans un moment de gaieté, Marcel décide d’ouvrir une bouteille d’Estrambord de… 2000. Pour ceux qui douteraient que les vins nature puissent être de grands vins de garde, je leur souhaite de tomber un jour sur ce genre de merveille. « Estrambord, ça veut dire quoi ? ». « C’est un mot provençal qui veut veut dire au-delà des limites, au-delà de soi-même », m’explique Marcel. Ce mot étrange roule dans ma bouche en même temps que le liquide, plein de fraîcheur et de fruits.

Estrambord, estranger, en-dehors, bords, étrange, étrangeté, stranger, stranieri, hors, d’abord, or, l’or.

 

Sur les contreforts de l’Ébrescade, Marcel cueille une feuille de Syrah pour ma petite étude d’ampélographie.  

Mais.
Mais. MAIS.
Le danger, dans les vignes, c’est d’être ébloui par le soleil.
Et Marcel n’est pas seul. Il y a toujours eu des femmes dans le vin, et l’histoire du Domaine Richaud, qui remonte au début du XXe siècle, n’y fait pas exception.

Les grandes femmes derrière les grandes femmes

Claire Richaud, la fille de Marcel, est arrivée au Domaine en 2015 pour y travailler comme maître de chai. « Le vin nature n’a rien de récent : c’est la tradition ancestrale du vin qui revient depuis trente ans, et ce type d’agriculture a toujours été accompagné par les femmes » explique-t-elle. « Aujourd’hui, les hommes qui travaillent dans le vin nature sont pourvus d’une grande sensibilité, plus féminine justement ».

Marie Richaud, l’arrière-arrière-grand-mère de Claire, avait pris soin des vignes seule, suite au décès de son mari à la guerre. Elle cède les rênes à son fils Raoul, avant que le Domaine ne soit transmis à Maryse, grand-mère paternelle de Claire. « Elle faisait la cuisine tous les matins pour les vendangeurs ! ». La mère de Claire, Marie, professeure de Lettres agrégée, a occupé une place tout aussi centrale dans l’exploitation, en orientant le Domaine vers de solides décisions stratégiques et commerciales — sans compter qu’elle occupe le rôle, selon Marcel, de « pilier » de la famille. Elle disparaît trop tôt, en 2015.  

Une racine qui ne meurt jamais

Quand Claire rejoint le Domaine, elle a une idée en tête : poursuivre la tradition tout en donnant aux vins un twist bien personnel. En plus d’assurer toutes les responsabilités en vinification et d’assurer diverses tâches administratives, Claire crée une cuvée « labo » : Bulbilles. Un vin qu’elle vinifie avec son frère Thomas, dans les caves de la famille.  

Bulbilles est un vin léger et réjouissant qui annonce un tournant très neuf à la maison, reconnue pour ses rouges tanniques et ses blancs aux accents de Bourgogne. « Quand je pense à l’Ebrescade, qui est un vin très viril, tannique, masculin, je me dis que c’est la création de mes parents. Moi, je voulais garder l’esprit Richaud, mais en faire quelque chose de léger, avec de la fantaisie. » Le nom peut faire penser à un petnat’. C’est pourtant un vin tranquille (sans être sage) : « En botanique, la bulbille est un petit bulbe qui part d’une racine déjà créée et qui ne meurt jamais. » Un bien joli symbole pour celle qui, très certainement, tracera l’avenir de la maison. 

On quitte le Domaine gais comme des pinsons. C’est ça qui est fou dans le vin : quand on connaît ceux qui les font, on les aime encore plus.

Domaine Richaud
470, route de Vaison-la-Romaine
84290 CAIRANNE

Pour écouter le reportage, c’est ici :

Une rencontre à Grignan

Hier soir a eu lieu, à Grignan, une rencontre littéraire très particulière à la Librairie Colophon.

C’est à Grignan que j’ai déposé mes valises, il y a quelques mois, dans les circonstances mouvementées de l’après-confinement. Quand je suis arrivée, la ville était silencieuse. Des roses avaient éclos à toutes les fenêtres. Une lumière italienne, jaune et poudrée, les éclaboussait d’or. C’était le paradis ; ça l’est toujours.

Je ne me lasse pas de Grignan. C’est un village secret, serti dans sa montagne. Une ville de princesses avec son château, ses grottes et ses ruelles où courent les chats. Dès qu’il se lève, le regard accroche la beauté des Baronnies, un champ de lavandes en contrebas ou le lent passage des chevaux, derrière les vignes. Des lauriers rose, des fuchsias comme des lampes chinoises et des néfliers en lianes parent les façades comme autant de vêtements somptueux. Au fil des semaines, leurs habits évoluent ; c’est un feu d’artifice olfactif et visuel permanent, changeant, époustouflant. Mais Grignan c’est aussi une ville littéraire, où le souvenir de Madame de Sévigné est encore proche. Et c’est la ville de Philippe Jaccottet, qui y vit toujours, et que je cite dans mon dernier livre, Autobiographie de l’étranger.

C’est donc pour ce livre que j’ai eu l’honneur d’être invitée par la mythique librairie Colophon qui est à la fois une librairie, un atelier de typographie et un musée.

La cour de la Librairie Colophon, à Grignan, est un petit paradis ombragé où l’on peut boire un sirop en feuilletant des livres. À ma gauche, sur « scène », Denis Bruyant des « Amis de Colophon ».

Est-ce parce que c’est Grignan ? Ou parce que j’ai une affection profonde pour ce lieu et ceux qui le font vivre ? Ce fut un moment particulièrement fort. Les questions étaient précises ; la critique était vive ; les témoignages poignants. La thématique de l’étranger et de l’étrangeté, dont je parle dans ce livre, libère toujours chez les lecteurs des confidences inattendues.

Merci, mille fois merci, à Chantal Bonnemaison, créatrice de la librairie Colophon ; à Denis Bruyant pour cette interview solidement préparée ; aux Amis de Colophon, tous bénévoles, qui préparent l’événement, font la publicité, collent les affiches, sortent les chaises, servent du vin, rangent les chaises et les tables, et font tout le boulot invisible mais essentiel à l’organisation des rencontres ; enfin, merci à tous les lecteurs, venus de partout dans la Drôme, qui ont rendu cette soirée si singulière.

Malaise vagal

Le 7e arrondissement de Lyon est un de ces quartiers qui me rappellent Montréal ou Berlin. Des villes à l’urbanisme incertain, mélangé, traversé par les époques, sans grande cohérence architecturale mais avec des pépites comme le sublime Garage Citroën, au style Art déco, inscrit au Patrimoine du XXe siècle des Monuments Historiques, et dont Jean Prouvé a fait la verrière — excusez du peu.

La balade vaut aussi pour plusieurs adresses de restaurants et de caves de vins naturels, comme « En attendant septembre » (34 Rue Chevreul, 69007 Lyon) et, juste en face, le très excentrique « En mets fais ce qu’il te plaît » du chef Katsumi Ishida (43 rue Chevreul, 69007 Lyon). On entre dans ce restaurant par ce qui semble être l’appartement familial avant de déboucher dans la salle à manger, en angle, dans une petite salle d’à peine 8 couverts. 

Il y avait de beaux vinaigres de vignerons dans cette cuisine, une carte des vins manuscrite pleine de mystère et du Chenin de Catherine & Pierre Breton, vinifié par leur fils Paul. Je pense avoir déjà déclaré mon amour à Catherine & Pierre Breton dans ce blog, mais je ne peux pas m’empêcher de continuer. Dans un épisode de RadioVino, Pierre Breton explique que l’année 2018 est la plus belle de son existence de vigneron, avec des maturités incomparables ; il fallait vérifier ça. 

J’ai vérifié ça.

Pierres Rousses, Vouvray 2018, 100% Chenin, 14,5 %.

Ça glisse dans le verre. Un beau doré foncé, avec sa pointe de caramel.

Naseaux. 

Bon sang.

On est proche du malaise vagal.

C’était un mélange de mie de pain frais tartiné de beurre et de poires comices pochées avec une gousse de vanille. Des notes d’élevage, aussi, d’une profondeur suave. 

On a attendu quelques minutes avant de goûter, pour, je ne sais pas, que le Christ transforme ça en vin perpétuel. 

Gosier.

L’acidité est entrée dans la langue comme une lame. La tension était continue, intense. Une forme assez poussée de sexualité buccale. On a fini par se calmer et par noter des choses comme : « Abricots secs, toucher de bouche poivré, épices de vin chaud. Texture briochée acide, parfaitement équilibrée par une grosse puissance alcooleuse d’une acidité parfaite ». 

C’était cool de rentrer se coucher, après. 

Secret de famille

Il y a dans les vins de Gramenon le sens profond du mot secret. En allant visiter leur domaine à Montbrison-sur-Lez, dans la Drôme, on est tout de suite habité par le silence des paysages. Certaines vignes sont vieilles (plus de 130 ans pour certains ceps) mais encore capables d’une belle vitalité. Cette longévité a donné au Domaine plusieurs cuvées inoubliables, comme « La Sagesse », « L’Émouvante » ou « La Mémé ». Michèle Aubéry, qui va bientôt céder les rênes à son fils Maxime François Laurent, lui-même auteur de beaux vins de soif (je pense à « Pantomine », un blanc d’été plein de jovialité légère), nous confiait avoir appelé sa cuvée « La Papesse » car elle est, je cite, « la première figure féminine du Tarot de Marseille et la deuxième lame du tarot : celle qui détient les secrets. »   

Et des secrets, il y a en a beaucoup ici. Secret des gestes, de la transmission, de la terre, de la précision, de l’expérience. Il faut du secret, paradoxalement, pour maintenir vivants les savoirs paysans. C’est un bagage qui se mérite. 

On ne revient pas indemne de Gramenon. Leurs vins ont une signature, un style repérable à l’aveugle. « La Belle Sortie », par exemple, fait à partir de Grenache et de Syrah, est comme une caresse de soie, pleine du parfum des cerises et du bois. « Contre-couleur », avec son nez de roses, de pruneaux et de brioche, a aussi son chiaroscuro en bouche : d’abord fleuri, il devient vite profond et hivernal, avec des arômes de cendre, de cheminée et de café. Le fait qu’il titre à 14° contribue certainement à son aspect vénéneux. « Le climat, c’est fichu ! » s’exclame Michèle Aubéry. « Alors, il faut faire avec. Cette année, les vendanges commenceront le 2 septembre. On n’arrive pas à faire moins de 14° avec les Grenache. Alors, à quoi bon lutter ? » Résigné, mais sans colère, Maxime François abonde en son sens : « Il faut faire avec ce que l’on a. On prend un territoire avec tout ce qu’il est : son ensoleillement, son sol, son histoire. Même son traitement. Nous, on traite à la tisane d’orties, parce qu’il y en a dans le coin. » Militants ? « On l’est en faisant, pas en parlant » rétorque Maxime François. « Mon meilleur ami travaille dans le vin, il a 46 hectares de vignes en conventionnel. Ça ne nous empêche pas d’aller à la chasse ensemble ! ».   

Chez Gramenon, les noms des cuvées sont comme des titres de romans à clés qu’il faudrait découvrir pour en débusquer les énigmes. « La Sagesse », d’une puissance suave, contient des siècles de sédimentations dans sa robe empourprée. Que dire de « L’Émouvante », ce souvenir amoureux ? Les vieilles vignes de Syrah chuchotent dans le verre, où l’on retrouve à la fois le cassis et la cerise et, plus étonnant, l’odeur de sang sur le papier du boucher. « L’Élémentaire», lui, est entrée dans le panthéon des bouteilles que j’expose dans ma bibliothèque. Au nez, en bouche, c’est une étrange cerise cachée dans le pain rassis. Ce vin m’émeut, car il est faussement enfantin. Et pour toutes ces cuvées, on retrouve toujours la Gramenon’s touch, d’un soyeux de velours. 

Il y a des coups de foudre ; cela m’arrive rarement, mais quand ça me tombe dessus, c’est pour la vie.  

Pour écouter le reportage, c’est ici, sur RadioVino :

Pruine : nom féminin. Fine pellicule cireuse, naturelle, à la surface de certains fruits (prune, raisin) et champignons. Permet la vinification en absorbant quantité de levures et moisissures utiles à la fermentation.