Secret de famille

Il y a dans les vins de Gramenon le sens profond du mot secret. En allant visiter leur domaine à Montbrison-sur-Lez, dans la Drôme, on est tout de suite habité par le silence des paysages. Certaines vignes sont vieilles (plus de 130 ans pour certains ceps) mais encore capables d’une belle vitalité. Cette longévité a donné au Domaine plusieurs cuvées inoubliables, comme « La Sagesse », « L’Émouvante » ou « La Mémé ». Michèle Aubéry, qui va bientôt céder les rênes à son fils Maxime François Laurent, lui-même auteur de beaux vins de soif (je pense à « Pantomine », un blanc d’été plein de jovialité légère), nous confiait avoir appelé sa cuvée « La Papesse » car elle est, je cite, « la première figure féminine du Tarot de Marseille et la deuxième lame du tarot : celle qui détient les secrets. »   

Et des secrets, il y a en a beaucoup ici. Secret des gestes, de la transmission, de la terre, de la précision, de l’expérience. Il faut du secret, paradoxalement, pour maintenir vivants les savoirs paysans. C’est un bagage qui se mérite. 

On ne revient pas indemne de Gramenon. Leurs vins ont une signature, un style repérable à l’aveugle. « La Belle Sortie », par exemple, fait à partir de Grenache et de Syrah, est comme une caresse de soie, pleine du parfum des cerises et du bois. « Contre-couleur », avec son nez de roses, de pruneaux et de brioche, a aussi son chiaroscuro en bouche : d’abord fleuri, il devient vite profond et hivernal, avec des arômes de cendre, de cheminée et de café. Le fait qu’il titre à 14° contribue certainement à son aspect vénéneux. « Le climat, c’est fichu ! » s’exclame Michèle Aubéry. « Alors, il faut faire avec. Cette année, les vendanges commenceront le 2 septembre. On n’arrive pas à faire moins de 14° avec les Grenache. Alors, à quoi bon lutter ? » Résigné, mais sans colère, Maxime François abonde en son sens : « Il faut faire avec ce que l’on a. On prend un territoire avec tout ce qu’il est : son ensoleillement, son sol, son histoire. Même son traitement. Nous, on traite à la tisane d’orties, parce qu’il y en a dans le coin. » Militants ? « On l’est en faisant, pas en parlant » rétorque Maxime François. « Mon meilleur ami travaille dans le vin, il a 46 hectares de vignes en conventionnel. Ça ne nous empêche pas d’aller à la chasse ensemble ! ».   

Chez Gramenon, les noms des cuvées sont comme des titres de romans à clés qu’il faudrait découvrir pour en débusquer les énigmes. « La Sagesse », d’une puissance suave, contient des siècles de sédimentations dans sa robe empourprée. Que dire de « L’Émouvante », ce souvenir amoureux ? Les vieilles vignes de Syrah chuchotent dans le verre, où l’on retrouve à la fois le cassis et la cerise et, plus étonnant, l’odeur de sang sur le papier du boucher. « L’Élémentaire», lui, est entrée dans le panthéon des bouteilles que j’expose dans ma bibliothèque. Au nez, en bouche, c’est une étrange cerise cachée dans le pain rassis. Ce vin m’émeut, car il est faussement enfantin. Et pour toutes ces cuvées, on retrouve toujours la Gramenon’s touch, d’un soyeux de velours. 

Il y a des coups de foudre ; cela m’arrive rarement, mais quand ça me tombe dessus, c’est pour la vie.  

Pour écouter le reportage, c’est ici, sur RadioVino :

C’est quoi ton cépage-totem ?

J’ai découvert que les vins que je chérissais le plus, avant même de lire leur étiquette, contenaient systématiquement du Cabernet Franc. La première fois, c’était dans un Chinon « Beaumont » de Catherine & Pierre Breton, ouvert en fin de soirée chez des amis. Ce fut un tremblement de terre. C’était comme si des poivrons verts, mûrs et croquants, s’étaient retrouvés directement dans mon verre. J’ai cherché, par la suite, à détecter le poivron dans tout ce que je buvais pour me la péter en disant : « Cabernet Franc ! ». Évidemment, c’était plus complexe que cela. On trouve du Cabernet Franc dans des vins aux parfums de noisette, de roses, de violettes ou de fruits rouges. Le cépage ne fait pas tout, mais il dit beaucoup de vous (Robert Parker déteste le Cabernet Franc, par exemple). J’ai une familiarité avec ce cépage parce que je viens du froid ; il pousse au Canada en toute sérénité. Mais on n’est pas fait d’un seul bloc, et il m’arrive d’avoir des moments torrides avec le Gamay ou le Grenache — j’aime trop le poivre et l’acidité pour m’en passer.  

J’ai joué au petit jeu des cépages-totems avec ceux qui, autour de moi, aiment boire (100% de mon entourage).  Je trouve courageux ceux qui répondent par des cépages très répandus, car ils en connaissent la profondeur ; la rareté d’un cépage ne garantit pas qu’il puisse s’exprimer aussi richement qu’une Syrah… Mais j’ai souvent pensé que si quelqu’un répondait « Chenin », un cépage qui donne des vins intellectuels et délicats, aux goûts d’écorces de fruits jaunes et de desserts, il deviendrait mon prince charmant. Une pantoufle de vair, dans un autre genre de palais.    

Certains cépages, pourtant, provoquent le contraire : une répulsion automatique. J’ai ce genre de problème avec le Viognier. C’est une aversion tellement nette, tellement affirmée que, même lorsqu’une cuvée n’en contient qu’un petit pourcentage, je le détecte immédiatement. Avec le temps, il m’est devenu plus facile de détecter un cépage honni qu’un cépage aimé. Comment l’expliquer ? On associe toujours le Viognier à des vins « floraux », au nez de fleurs blanches. Je trouve cette association beaucoup trop floue. La pivoine blanche n’a pas le même parfum que la marguerite ou le muguet ! Pour être plus précise, ce n’est pas la « fleur blanche » qui me dérange mais une puissante odeur de pollen, que l’on retrouve dans le miel non pasteurisé. Le miel est bon au goût, mais son odeur peut être âpre, poussiéreuse et amère. Le Viognier serait mon cépage-poison, le double négatif du Cabernet Franc. Le pire, le plus hypocrite, c’est qu’il vous trompe visuellement, avec sa solarité étincelante. J’imagine que ça aussi, ça en dit long sur soi. 

Pruine : nom féminin. Fine pellicule cireuse, naturelle, à la surface de certains fruits (prune, raisin) et champignons. Permet la vinification en absorbant quantité de levures et moisissures utiles à la fermentation.