Dans son magnifique livre Le Vin, la vigneronne et journaliste Sylvie Augereau explique que, lorsqu’elle pense à ses vignes, c’est pour les « chérir, guider, protéger, élever, culpabiliser ».
« Et quand tu arrives dans la vigne », écrit Augereau, « tu te dis : oh ! là, là ! C’est grand. Qu’ils sont nombreux ces petits arbres ! Et il va falloir répéter chaque geste pour chaque pied. Parce que chacun est différent. »
Avant 1994, le code rural mentionnait que les paysans devaient s’occuper de leurs terres et de la mer « en bon père de famille ». Je me demande ce que ce serait de s’occuper de ses vignes en « bonne mère de famille ».
Un des combats du féminisme, c’est de contrer l’essentialisme. L’idée que les femmes seraient, par essence, douces, compréhensives, aimantes, tendres, généreuses et discrètes est une évidente construction patriarcale. Cela est bien pratique : on laisse aux femmes le soin des enfants, de la cuisine et du ménage car elles seraient par essence soignées et patientes. Néanmoins, si on associe la « féminité » (je mets ici douze guillemets) à la question de la protection du vivant, je ne vois pas d’inconvénient à ce que le monde se « féminise », agriculteurs compris, et que l’on prenne « exemple » (mille guillemets) sur celles qui exercent leur métier avec autant d’amour. D’ailleurs, certains vignerons-nes disent qu’ils travaillent la vigne avec une « main amoureuse » (S.Augereau).
Au premier alinéa de l’article L. 462-12 du code rural et de la pêche maritime, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».
Dans une passionnante enquête publiée en 2020 et pilotée par Terre de Liens auprès de 151 agricultrices, une des questions portait sur les motivations qui poussent les femmes à s’installer, seule ou en couple/famille, dans une exploitation. Parmi les réponses, le « lien avec le vivant » sort en bonne position, avant l’indépendance et la « passion », qui remporte le plus de voix. Plusieurs femmes disent vouloir « prendre soin d’un lieu » ou encore « produire comme je veux une alimentation saine, de qualité, en lien avec mes valeurs. » La question du « profit » ne sort même pas dans les statistiques. (Je ne dis pas que les femmes sont des anges de pureté immaculée. Bien sûr qu’il y a plein de femmes brutales, violentes, égoïstes et intéressées.)
Je suis féministe et je n’ai aucun problème avec la douceur, la patience et l’écoute. Ces traits de personnalité ne devraient pas être le « privilège » des femmes. Je n’envie pas les valeurs « masculinistes » de compétition, de performativité et de pouvoir ; je n’ai pas envie de prendre aux hommes ce qu’ils ont. Remplacer le patriarcat par un matriarcat n’a aucun sens. Mais que les hommes se « féminisent » (mille guillemets), gagnent moins d’argent et prennent un peu plus soin de leurs femmes, de leurs enfants et de la terre, ça, c’est quand vous voulez les gars.
En bon père de famille, en bonne mère de famille, ou les deux — raisonnablement.
Pour écouter le reportage sur Sylvie Augereau, c’est ici :
Ceux qui abandonnent leurs boulots ennuyeux pour se consacrer à leur passion, vivre en forêt ou faire le tour du monde à pieds font rarement les choses à moitié. Quand on change de vie, on veut le faire avec radicalité. Il faut pousser les curseurs à l’extrême. C’est tout ou rien. Pourtant, c’est difficile de concevoir ce « tout ». D’abandonner complètement ses vieux réflexes.
Je fais partie de ces gens qui ont lâché CDI, tickets resto et boulot dénué de sens pour avoir du temps, ce qui veut dire : être précaire, avoir peur, ne pas pouvoir prévoir. C’est le prix à payer quand on veut faire ce que l’on aime. Mais justement, « ce que l’on aime », c’est aussi comment on aime, et donc, comment on vit. Comment on élève les enfants ? Comment on s’habille, comment on se chauffe, comment on se déplace ? Comment on gagne de l’argent, comment on mange, comment on boit, comment on dort ? Comment on prend soin du vivant ? Des autres ? De plus fragile que soi ? Changer de vie implique tout ça. Ça inclut les autres.
C’est à cela que je pensais en arrivant à Cosprons, un petit hameau caché dans les collines de Banyuls, sur la sublime côte catalane, à la recherche de Nathalie Lefort. Je ne sais pas si cette vinaigrière, la seule en France à vivre artisanalement de sa production, est une « radicale ». En tout cas, elle n’a pas fait les choses à moitié quand, après avoir travaillé dans le milieu du vin, elle se met à transformer, le soir après le travail, quelques vins en vinaigres, en tâtonnant, en expérimentant.
Qu’est-ce que la radicalité ? Vivre loin des villes ? Avoir du temps ?
Le travail du temps
Tout sourire, les cheveux courts, la peau bronzée, Nathalie Lefort nous accueille à La Guinelle sous un soleil éblouissant. À plusieurs mètres des tonneaux, des effluves de vinaigre se transportent jusqu’à nous, avec les parfums de la garrigue.
« Quand on laisse le vin nature en contact avec l’air, si l’humain n’intervient pas, il devient du vinaigre. Il faut seulement de la chaleur, des bactéries et du temps. C’est tout » nous dit Nathalie Lefort, en soulevant un à un les petits torchons qui cachent une fenêtre au-dessus des tonneaux. À l’intérieur, une mère de vinaigre, aussi appelée « le voile », a déployé en surface de jolies nappes aux couleurs d’aquarelle. « J’ai réalisé dernièrement que ce n’était pas moi qui travaillait, mais que la nature s’en chargeait à ma place. Quand on me demande : c’est quoi ton travail ? Je réponds que mon travail, c’est de ne rien faire ». Une modestie que nous nous permettrons de nuancer…
L’art de ne rien faire
Il y a vingt ans, quand elle réalise qu’il n’existe pas de vinaigres artisanaux produits à partir de vins sans soufre, l’idée de « La Guinelle » commence à germer. Pendant des années, elle note tous les soirs les taux d’acidité, observe les mères se déposer sur les nappes de vin, goûte, jette, recommence. Sa petite entreprise prend forme. Avec des amis, elle commence à embouteiller ses premiers vinaigres. Des cuisiniers pas encore connus, comme le jeune Yves Camdeborde, l’encouragent à continuer. « Les trois premières années, ce n’était vraiment pas viable. J’ai eu envie d’abandonner. J’en ai parlé à Yves au téléphone, qui m’a engueulée en disant : « Tu penses quoi, que ça se fait en deux minutes tout ça ? Il faut se laisser du temps ! Continue ! ». Il a eu raison. J’ai tenu. Et aujourd’hui… ».
« Yves (Camdeborde) venait, il ouvrait les tonneaux, trempait son doigt et disait : OH PUTAIN ! Ça c’est bon ! »
Aujourd’hui, La Guinelle est devenue une véritable institution. En 2019, près de 20 000 personnes sont venues visiter la petite vinaigrerie artisanale. Entre 3 et 7 employés travaillent à plein temps entre le hameau de Cosprons et la boutique de Banyuls. Et si la Covid a obligé la Vinaigrerie à fermer ses portes au public, la demande est toujours aussi grande. Des centaines de grands chefs, de la bistronomie aux étoilés, ne jurent que par ses vinaigres, en France et dans le monde.
Quelques raretés : vinaigre de table doux du Domaine Mazière (Macabeu) et vinaigre d’absinthe.
« Il existe des vinaigres blancs, rouges, rosés, de macération et même d’absinthe ou de saké. »
Parmi les pépites, un vinaigre vert fait à partir d’absinthe, aux parfums merveilleux d’anis, d’herbe coupée et d’estragon. Plus rare, un étonnant vinaigre de Macabeu, bu dans un verre à pied, à la couleur ambrée et aux arômes de miel, de noix et de massepain. Lorsqu’elle parle de ce vinaigre, fait à partir d’un très vieux vin du Domaine Mazière, Nathalie Lefort a les yeux qui s’embuent.
Le trouble est troublant
« Le vinaigre est considéré comme le parent pauvre des condiments. C’est toujours ce qui passe en dernier. Or, quand on y réfléchit, on en met dans tout ! ». Elle s’insurge contre les fabricants industriels qui utilisent des « acétators », ajoutent des copeaux et tous les intrants inimaginables pour obtenir un goût standardisé, totalement artificiel. « L’acidité industrielle agresse le palais, neutralise le goût. C’est vraiment la pire chose du monde. » S’il n’y a plus eu de vinaigrerie artisanale pendant si longtemps, c’est pour une raison simple : la matière première avait tout simplement disparu… C’est le retour des vins naturels qui a permis de retrouver le goût des vinaigres, avec toutes leurs subtilités. Car il n’y a pas « le » vinaigre, comme on dirait : « le » vin. « Il y a des vinaigres, blancs, rouges, rosés, mais aussi des vinaigres de macération et même d’absinthe ou de saké. »
Son discours, et sa démarche, s’inscrivent dans le même militantisme que les défenseurs des vins nature. « Moi, je ne filtre pas. J’aime le trouble ; mais l’industrie n’aime pas le trouble. » « Le trouble est troublant… » ajoute Laurent, qui enregistre l’interview pour RadioVino. « Il faut que vous sachiez une chose : il est possible de faire du vinaigre avec tous les vins vivants » ajoute la vinaigrière.
Lumineuse Nathalie Lefort. Ici au micro de RadioVino.
Nous avons goûté, ce jour-là et les suivants, une bonne dizaine des vinaigres de La Guinelle. Aucun d’entre eux ne nous a piqué la langue. Ils étaient plein de leurs arômes amplifiés par le temps, avec une longueur rappelant celle des grandes eaux-de-vie. Certains, comme le Vinaigre de Banyuls, étaient chargés de girofle et de cannelle, avec la vivacité de la framboise ; d’autres, comme le vinaigre de Mauzac, étaient boisés, avec un goût d’écorces et de noix de pécan.
On se quitte à regret avant le déjeuner. Le soleil, déjà chaud, a fait ressortir les arômes des barriques. On se salue de loin ; devant nous, la mer, très belle, semble nous prendre dans ses bras. « Vois-tu ce que je vois comme moi, je le vois ? »
Vinaigrerie La Guinelle Hameau de Cosprons 66660 Port-Vendres
Pruine : nom féminin. Fine pellicule cireuse, naturelle, à la surface de certains fruits (prune, raisin) et champignons. Permet la vinification en absorbant quantité de levures et moisissures utiles à la fermentation.