Souris, peau de saucisson et odeurs de prout

Lorsqu’il est question de vins naturels, on entend souvent ce genre de choses : « Heu, ça ne sent pas un peu le prout ? » Parfois, c’est vrai. Surtout que, dans « odeur de prout », on peut retrouver un paquet de trucs qui n’ont rien à voir : vernis à ongle, vernis à bois, dissolvant, chlore, savon, bonbon anglais, vinaigre, étable, fumier, fromage ou champignons entre les orteils. Qu’est-ce donc que cette odeur de petit poney ?  

On s’accorde généralement sur le fait qu’un « vin naturel est fait à base de levures indigènes, celles qui sont naturellement présentes sur la pruine, dans le chais, dans le vignoble. Pas de levures de synthèse, pas de levures sélectionnées » comme le résume Antonin Iommi-Amunategui [1]Antonin Iommi-Amunategui est éditeur et auteur de livres sur le vin nature et l’agriculture militante.. Si on ne décape pas les raisins au Roundup, ces levures restent collées sur la pruine. Dans le cas contraire, il faut aller chercher des levures industrielles, exogènes, pour que la fermentation se fasse.  

Dans les vins peu ou pas sulfités, il existe quelque chose qui n’est pas forcément contrôlable : ce sont les arômes fermentaires résiduels. Au moment de la fermentation, les levures produisent des acétates, comme l’acétate d’éthyle, qui rappelle le dissolvant ou le vernis. C’est ce qu’on appelle les « arômes volatils » : il y en a dans toutes les boissons fermentées et, au-delà d’un certain seuil, ça devient du vinaigre. Certains adorent (c’est mon cas), d’autres auront un seuil de tolérance très bas et considéreront ces vins comme déséquilibrés. Ces mêmes levures peuvent carrément partir en cacahuète et dévier vers des odeurs de banane, d’ananas ou de rose fanée. La banane sera considérée comme un défaut, là où l’ananas, pour le Gewurztraminer, le Petit Manseng ou le Riesling sera perçu comme une belle expression aromatique. Quant à la rose fanée, elle n’est pas si désagréable. On la retrouve dans le Gamay et dans plein de cépages floraux. L’idée de boire un petit peu de fleur fanée ne rebute pas tout le monde ; c’est un peu le même débat sur le fait de manger des rognons, de l’andouillette ou des tripes.

Il existe cependant un phénomène olfactif franchement étrange : c’est le « goût de souris » ou « peau de saucisson ». Quelque part entre le pop corn, le maïs et la tortilla, la « souris » est un vrai problème organoleptique qui touche les vin nature en particulier (les vins sulfités à plus de 15 mg/l n’en sont pas affectés). La sensation gratte et reste longtemps dans la gorge. Pourquoi diable associons-nous la souris à la tortilla ? Et qui a donc déjà croqué dans une souris pour avoir eu l’idée de cette association ? Aucune idée. Des levures (Brettanomyces) et des bactéries lactiques pas bienvenues seraient responsables de cette déviation. La « souris » peut contaminer tout un chai ou un seul tonneau. Le plus mystérieux, et là où les vignerons restent modestes, c’est que la souris va et vient : elle peut ne pas être là à l’embouteillage, surgir chez le caviste et disparaître par elle-même, sur la pointe des pattes, au bout de quelques mois, sans aucune autre explication. 

C’est aussi ça, le charme des vins naturels. Ils ont leur petit côté kinky qui les fait pencher du côté obscur, entre popotin de cheval et faisselle de ferme. Si, comme moi, vous n’êtes pas né(e) à la campagne, l’industrie agroalimentaire vous a habitués à des normes d’hygiène tellement strictes que dans l’assiette, tout est propre. Vous n’avez pratiquement jamais vu la crête du coq, la panse des poissons ou la carcasse du boeuf. C’est ce qui participe à la puissance du vin nature. Il permet de renouer avec quelque chose de total, qui embrasse l’ensemble de la vie et de la chaîne du vivant, pour le plus grand bonheur des poneys.

Notes

Notes
1 Antonin Iommi-Amunategui est éditeur et auteur de livres sur le vin nature et l’agriculture militante.

La première fois

Il y a toujours ce moment où les choses basculent. Elles ne peuvent plus se poursuivre dans leur ordre attendu. La logique du monde se détraque, il n’y a plus de suite possible. On ne peut plus. 

Les amateurs de vin nature chérissent leur « première fois ». Il y a eu un vin, un cépage, une goutte qui les a fait tomber. C’est le moment zéro. Pour Alice Feiring, la critique new-yorkaise de vins nature, ce fut un inoubliable Barolo au goût de pétale de roses, comme elle l’écrit dans La Bataille du vin et de l’amour (Jean-Paul Rocher Éditeur, 2010). À cette époque où elle buvait du manischewitz mélangé à l’eau gazeuse, le choc n’en fut que plus grand. Cette émotion, ce moment où le vin vous change, a déterminé le reste de sa vie non seulement œnologique, mais professionnelle. Pendant des années, Feiring a cherché partout en Italie et dans le monde à percer le mystère de ces tanins mystérieux qui charriaient à la fois la douceur des fleurs et celle, plus obscure, du gravier, du goudron et du thé. Longtemps, elle a voulu comprendre pourquoi ce vin l’avait transfigurée, et pas un autre. L’émotion du Barolo lui avait tout donné : le goût de l’écriture, la quête d’une rencontre avec soi, et un métier pour lequel elle est devenue, avec Jancis Robinson, l’une des références œnophiles les plus pointues.  

J’ai eu aussi mon épiphanie. Je traversais, depuis quelques mois déjà, un long moment triste. L’orage ne passait pas. J’attendais qu’un chagrin se tasse, mais il revenait toujours, en grondant. 

J’ai toujours aimé le vin, sans prétendre m’y connaître. Il y avait les « bons » cépages, les « bonnes régions ». Je me reposais, la plupart du temps, sur des souvenirs rassurants : la Bourgogne et la Loire, pour faire vite. Je ne comprenais rien au charabia des sommeliers. J’avais eu, pourtant, de belles rencontres : Jean-Claude Rateau, en Bourgogne, m’avait fait vivre de grands moments. Catherine & Pierre Breton, dans la Loire, avec leurs vins d’une élégance rubiconde, rendaient le reste du monde vulgaire et laid. Et Hervé Souhaut aussi, en Ardèche. Mais pour être parfaitement honnête, je ne trouvais pas dans le vin ce que d’autres y trouvent de mystique et de fou.

Il pleuvait ce soir-là. Rien, dans le monde terrestre, ne venait à bout de ma douleur — et quelque chose me disait que le chercher dans l’alcool n’était pas la meilleure chose à faire (mais contrairement au discours new age dominant, on ne cherche pas toujours à se faire du bien.) Je revois l’étiquette, jaune-orangée, du Domaine des frères Rémy et Vincent Gross. Je m’attends à un truc bon, sans plus. Je débouche la bouteille. Le vin glisse dans le verre, j’y mets le nez, je ferme les yeux. Et ça se passe.  

Ce vin me ramenait à quelque chose d’ancien chez moi, non seulement dans le temps, mais dans mon corps. Il me rappelait ce que j’étais : un animal en manque de forêt. Il me disait que j’avais besoin de vent, d’arbres et de ciels. En ville, on a tendance à l’oublier. Les premières sensations de ce vin n’étaient pas si agréables : au nez, je respirais surtout la croûte du cantal. Puis est montée, du fond des souvenirs, la mousse sur les ronces, le froid des murs d’église, l’humidité des pierres. C’était du Pinot Noir alsacien et c’était un vin froid, terrible. Une cave la nuit. En bouche (je ne peux m’empêcher de sourire en pensant à  l’expression « toucher de bouche », tant son érotisme est manifeste) c’était plus festif et vif : la framboise version vinaigrette poivrée. Une figue, enfin, arrivait de loin, avec la cerise de mai sur la branche.  

D’une certaine manière, ce vin m’a guérie. Mes sens, atrophiés par la mélancolie, s’étaient soudainement réveillés. J’étais de nouveau avide de vie, rien que pour retrouver ça : la nature dans sa diversité bouleversante. Mais les vins nature sont imprévisibles. Je m’étais contentée raisonnablement d’un seul verre pour en prolonger le plaisir le lendemain. Vingt-quatre heures plus tard, l’émotion avait disparu : le vin n’avait pas tenu la nuit. Peut-être avait-il pris chaud dans ma cuisine, car il s’était comme essoufflé. Il avait perdu toute son audace et avait pris un goût de chewing-gum insupportable. J’étais étonnée qu’un vin de si haute tenue la veille ait pu se fatiguer si vite. 

Comme les gens, ces vins changent. Certains jours, ils sont agréables ; le lendemain, ils peuvent être exécrables. Certains sont puissants de sympathie, d’autres sentent mauvais mais ont beaucoup à donner. La plupart sont tellement bien faits qu’ils restent stables plusieurs jours après leur ouverture, mais celui-ci était fragile, et j’aime la fragilité. Ce vin s’était exprimé à la perfection à un instant t, un jour donné. C’était la veille que la transsubstantiation avait eu lieu, et pas le lendemain. Ce que nous pensons aimer n’est jamais tout à fait fixé ; le vin en est sa preuve mouvante. 

Je découvrais en même temps que ce que j’estimais comme les « discours » autour du vin, toujours un peu obscurs, voire un peu snob et ridicules étaient en réalité une forme de poésie abstraite que j’allais apprendre à maîtriser. Si des images d’église me venaient en buvant, ou encore le goût de pétales d’aubépines trempées dans le lait, ou du rouge à lèvres Chanel mélangé à la salive, c’est bien qu’il y a une dimension, secrète et poétique, qui me résistait avant, et que je ne m’autorisais pas à voir. Je suis écrivaine. Je passe ma vie à lire et à écrire. Pourquoi ne pas utiliser les outils de la littérature pour « lire » le vin, c’est-à-dire, l’interpréter ? 

Dans le vin, le corps sait avant le langage. Il est le premier à détecter le miel, la cendre ou les fruits confits. C’est en puisant dans un lexique sensoriel qu’on en arrive aux images. Lire et boire du vin : même chose. La littérature est vivante dès lors qu’elle est lue, commentée et réinterprétée. Les vins sont « vivants » dès lors qu’ils continuent à vivre, à évoluer en bouteilles et à être dégustés par des amateurs attentifs. Avec le vin nature, j’allais retourner à la nature, justement. Et parce que la vie est bien faite, j’ai été amenée à quitter la ville et à poser mes valises dans la Drôme, où poussent, en totale harmonie, les vignes, les lavandes, les oliviers, les chênes truffiers, les amandes et les fruits. Quelques mois plus tard, la petite Pruine était née.  

Pruine : nom féminin. Fine pellicule cireuse, naturelle, à la surface de certains fruits (prune, raisin) et champignons. Permet la vinification en absorbant quantité de levures et moisissures utiles à la fermentation.