Une rencontre à Montélimar

Diane et François, libraires à la Nouvelle Librairie Baume à Montélimar, et Marie-Ève Lacasse, le 3 juillet 2020

J’ai eu le plaisir de présenter mon dernier livre vendredi soir dernier à Montélimar, à l’invitation de La Nouvelle Librairie Baume. Merci à eux !

Secret de famille

Il y a dans les vins de Gramenon le sens profond du mot secret. En allant visiter leur domaine à Montbrison-sur-Lez, dans la Drôme, on est tout de suite habité par le silence des paysages. Certaines vignes sont vieilles (plus de 130 ans pour certains ceps) mais encore capables d’une belle vitalité. Cette longévité a donné au Domaine plusieurs cuvées inoubliables, comme « La Sagesse », « L’Émouvante » ou « La Mémé ». Michèle Aubéry, qui va bientôt céder les rênes à son fils Maxime François Laurent, lui-même auteur de beaux vins de soif (je pense à « Pantomine », un blanc d’été plein de jovialité légère), nous confiait avoir appelé sa cuvée « La Papesse » car elle est, je cite, « la première figure féminine du Tarot de Marseille et la deuxième lame du tarot : celle qui détient les secrets. »   

Et des secrets, il y a en a beaucoup ici. Secret des gestes, de la transmission, de la terre, de la précision, de l’expérience. Il faut du secret, paradoxalement, pour maintenir vivants les savoirs paysans. C’est un bagage qui se mérite. 

On ne revient pas indemne de Gramenon. Leurs vins ont une signature, un style repérable à l’aveugle. « La Belle Sortie », par exemple, fait à partir de Grenache et de Syrah, est comme une caresse de soie, pleine du parfum des cerises et du bois. « Contre-couleur », avec son nez de roses, de pruneaux et de brioche, a aussi son chiaroscuro en bouche : d’abord fleuri, il devient vite profond et hivernal, avec des arômes de cendre, de cheminée et de café. Le fait qu’il titre à 14° contribue certainement à son aspect vénéneux. « Le climat, c’est fichu ! » s’exclame Michèle Aubéry. « Alors, il faut faire avec. Cette année, les vendanges commenceront le 2 septembre. On n’arrive pas à faire moins de 14° avec les Grenache. Alors, à quoi bon lutter ? » Résigné, mais sans colère, Maxime François abonde en son sens : « Il faut faire avec ce que l’on a. On prend un territoire avec tout ce qu’il est : son ensoleillement, son sol, son histoire. Même son traitement. Nous, on traite à la tisane d’orties, parce qu’il y en a dans le coin. » Militants ? « On l’est en faisant, pas en parlant » rétorque Maxime François. « Mon meilleur ami travaille dans le vin, il a 46 hectares de vignes en conventionnel. Ça ne nous empêche pas d’aller à la chasse ensemble ! ».   

Chez Gramenon, les noms des cuvées sont comme des titres de romans à clés qu’il faudrait découvrir pour en débusquer les énigmes. « La Sagesse », d’une puissance suave, contient des siècles de sédimentations dans sa robe empourprée. Que dire de « L’Émouvante », ce souvenir amoureux ? Les vieilles vignes de Syrah chuchotent dans le verre, où l’on retrouve à la fois le cassis et la cerise et, plus étonnant, l’odeur de sang sur le papier du boucher. « L’Élémentaire», lui, est entrée dans le panthéon des bouteilles que j’expose dans ma bibliothèque. Au nez, en bouche, c’est une étrange cerise cachée dans le pain rassis. Ce vin m’émeut, car il est faussement enfantin. Et pour toutes ces cuvées, on retrouve toujours la Gramenon’s touch, d’un soyeux de velours. 

Il y a des coups de foudre ; cela m’arrive rarement, mais quand ça me tombe dessus, c’est pour la vie.  

Pour écouter le reportage, c’est ici, sur RadioVino :

Souris, peau de saucisson et odeurs de prout

Lorsqu’il est question de vins naturels, on entend souvent ce genre de choses : « Heu, ça ne sent pas un peu le prout ? » Parfois, c’est vrai. Surtout que, dans « odeur de prout », on peut retrouver un paquet de trucs qui n’ont rien à voir : vernis à ongle, vernis à bois, dissolvant, chlore, savon, bonbon anglais, vinaigre, étable, fumier, fromage ou champignons entre les orteils. Qu’est-ce donc que cette odeur de petit poney ?  

On s’accorde généralement sur le fait qu’un « vin naturel est fait à base de levures indigènes, celles qui sont naturellement présentes sur la pruine, dans le chais, dans le vignoble. Pas de levures de synthèse, pas de levures sélectionnées » comme le résume Antonin Iommi-Amunategui [1]Antonin Iommi-Amunategui est éditeur et auteur de livres sur le vin nature et l’agriculture militante.. Si on ne décape pas les raisins au Roundup, ces levures restent collées sur la pruine. Dans le cas contraire, il faut aller chercher des levures industrielles, exogènes, pour que la fermentation se fasse.  

Dans les vins peu ou pas sulfités, il existe quelque chose qui n’est pas forcément contrôlable : ce sont les arômes fermentaires résiduels. Au moment de la fermentation, les levures produisent des acétates, comme l’acétate d’éthyle, qui rappelle le dissolvant ou le vernis. C’est ce qu’on appelle les « arômes volatils » : il y en a dans toutes les boissons fermentées et, au-delà d’un certain seuil, ça devient du vinaigre. Certains adorent (c’est mon cas), d’autres auront un seuil de tolérance très bas et considéreront ces vins comme déséquilibrés. Ces mêmes levures peuvent carrément partir en cacahuète et dévier vers des odeurs de banane, d’ananas ou de rose fanée. La banane sera considérée comme un défaut, là où l’ananas, pour le Gewurztraminer, le Petit Manseng ou le Riesling sera perçu comme une belle expression aromatique. Quant à la rose fanée, elle n’est pas si désagréable. On la retrouve dans le Gamay et dans plein de cépages floraux. L’idée de boire un petit peu de fleur fanée ne rebute pas tout le monde ; c’est un peu le même débat sur le fait de manger des rognons, de l’andouillette ou des tripes.

Il existe cependant un phénomène olfactif franchement étrange : c’est le « goût de souris » ou « peau de saucisson ». Quelque part entre le pop corn, le maïs et la tortilla, la « souris » est un vrai problème organoleptique qui touche les vin nature en particulier (les vins sulfités à plus de 15 mg/l n’en sont pas affectés). La sensation gratte et reste longtemps dans la gorge. Pourquoi diable associons-nous la souris à la tortilla ? Et qui a donc déjà croqué dans une souris pour avoir eu l’idée de cette association ? Aucune idée. Des levures (Brettanomyces) et des bactéries lactiques pas bienvenues seraient responsables de cette déviation. La « souris » peut contaminer tout un chai ou un seul tonneau. Le plus mystérieux, et là où les vignerons restent modestes, c’est que la souris va et vient : elle peut ne pas être là à l’embouteillage, surgir chez le caviste et disparaître par elle-même, sur la pointe des pattes, au bout de quelques mois, sans aucune autre explication. 

C’est aussi ça, le charme des vins naturels. Ils ont leur petit côté kinky qui les fait pencher du côté obscur, entre popotin de cheval et faisselle de ferme. Si, comme moi, vous n’êtes pas né(e) à la campagne, l’industrie agroalimentaire vous a habitués à des normes d’hygiène tellement strictes que dans l’assiette, tout est propre. Vous n’avez pratiquement jamais vu la crête du coq, la panse des poissons ou la carcasse du boeuf. C’est ce qui participe à la puissance du vin nature. Il permet de renouer avec quelque chose de total, qui embrasse l’ensemble de la vie et de la chaîne du vivant, pour le plus grand bonheur des poneys.

Notes

Notes
1 Antonin Iommi-Amunategui est éditeur et auteur de livres sur le vin nature et l’agriculture militante.

Georgia, oh Georgia

Il est difficile de parler de vins nature sans aborder la Géorgie. La technique millénaire des vins vieillis en qvevri (prononcez cou-è-vri), sortes de grandes amphores de terre cuite enterrées, s’exporte aujourd’hui partout dans le monde.  Je n’ai pas bu des tonnes de vin géorgiens ; je me rappelle seulement d’un Pheasant’s Tears délicieux, fait à partir de cépage Rkatsiteli, au goût sec de miel et de parmesan. C’était très mystérieux comme goût, très nouveau. J’avais peu de référents pour en parler, car il ne se rattachait à rien de ce que je ne connaissais. Intriguée par sa fabrication, j’ai lu Skin Contact — Voyage aux origines du vin nu d’Alice Feiring (Nouriturfu, 2017) : un carnet de voyage qui relate les nombreux séjours de Feiring au pays des amphores.  

J’ai une tendresse particulière pour Alice Feiring. Elle est Américaine mais se passionne pour l’Europe. Elle vit à New York, mais adore la campagne. Elle vit au pays de l’agriculture la plus intensive et polluante qui soit, mais défend depuis des décennies les vins nature. Elle n’a pas peur d’écrire à Robert Parker pour lui demander d’arrêter de noter des domaines qui, pour obtenir une critique louangeuse, ont choisi de perdre leur authenticité. Elle cherche le goût des sols, la typicité des terroirs, et déteste la mondialisation qu’elle tient responsable de l’uniformité des goûts. C’est aussi une femme courageuse qui parle en toute franchise de sa vie privée. Ses livres sur le vin sont traversés par des anecdotes sur ses aventures, son désir sexuel pour certains vignerons (c’est parfois très drôle) et son choix de vivre seule, dans un minuscule appartement du Lower East Side, avec une baignoire dans sa cuisine. Elle ne fait aucun mystère de sa précarité, explique qu’en tant qu’écrivaine freelance elle peine à payer sa mutuelle, mais qu’elle préfère cette franche liberté à n’importe quelle aliénation patriarcale. Surtout, elle bataille, du haut de ses quarante kilos, dans un monde machiste et fermé, avec une détermination qui force l’admiration.

Dans Skin Contact, donc, le lecteur la suit dans différentes régions de Géorgie (on peut regretter que l’éditeur n’ait pas ajouté une carte du pays pour y suivre son périple). Les personnages sont attachants ; le dernier vigneron sous Staline, par exemple, côtoie le plus grand fabricant de qvevri au monde, chez qui l’on s’arrache les amphores jusque dans la Loire. La trame narrative est soutenue par l’inquiétude intime de Feiring qui sait son frère atteint du cancer. Ses oscillations entre la culpabilité de vivre des instants de plaisir, loin de son frère, rendent son écriture encore plus touchante. Comme pour La Bataille du vin et de l’amour, publié en France sept ans plus tôt, Skin Contact est résolument un livre d’une grande buvabilité.

Alice Feiring
Skin Contact
Nouriturfu, 2017

Pruine : nom féminin. Fine pellicule cireuse, naturelle, à la surface de certains fruits (prune, raisin) et champignons. Permet la vinification en absorbant quantité de levures et moisissures utiles à la fermentation.