Il est difficile de parler de vins nature sans aborder la Géorgie. La technique millénaire des vins vieillis en qvevri (prononcez cou-è-vri), sortes de grandes amphores de terre cuite enterrées, s’exporte aujourd’hui partout dans le monde. Je n’ai pas bu des tonnes de vin géorgiens ; je me rappelle seulement d’un Pheasant’s Tears délicieux, fait à partir de cépage Rkatsiteli, au goût sec de miel et de parmesan. C’était très mystérieux comme goût, très nouveau. J’avais peu de référents pour en parler, car il ne se rattachait à rien de ce que je ne connaissais. Intriguée par sa fabrication, j’ai lu Skin Contact — Voyage aux origines du vin nu d’Alice Feiring (Nouriturfu, 2017) : un carnet de voyage qui relate les nombreux séjours de Feiring au pays des amphores.
J’ai une tendresse particulière pour Alice Feiring. Elle est Américaine mais se passionne pour l’Europe. Elle vit à New York, mais adore la campagne. Elle vit au pays de l’agriculture la plus intensive et polluante qui soit, mais défend depuis des décennies les vins nature. Elle n’a pas peur d’écrire à Robert Parker pour lui demander d’arrêter de noter des domaines qui, pour obtenir une critique louangeuse, ont choisi de perdre leur authenticité. Elle cherche le goût des sols, la typicité des terroirs, et déteste la mondialisation qu’elle tient responsable de l’uniformité des goûts. C’est aussi une femme courageuse qui parle en toute franchise de sa vie privée. Ses livres sur le vin sont traversés par des anecdotes sur ses aventures, son désir sexuel pour certains vignerons (c’est parfois très drôle) et son choix de vivre seule, dans un minuscule appartement du Lower East Side, avec une baignoire dans sa cuisine. Elle ne fait aucun mystère de sa précarité, explique qu’en tant qu’écrivaine freelance elle peine à payer sa mutuelle, mais qu’elle préfère cette franche liberté à n’importe quelle aliénation patriarcale. Surtout, elle bataille, du haut de ses quarante kilos, dans un monde machiste et fermé, avec une détermination qui force l’admiration.
Dans Skin Contact, donc, le lecteur la suit dans différentes régions de Géorgie (on peut regretter que l’éditeur n’ait pas ajouté une carte du pays pour y suivre son périple). Les personnages sont attachants ; le dernier vigneron sous Staline, par exemple, côtoie le plus grand fabricant de qvevri au monde, chez qui l’on s’arrache les amphores jusque dans la Loire. La trame narrative est soutenue par l’inquiétude intime de Feiring qui sait son frère atteint du cancer. Ses oscillations entre la culpabilité de vivre des instants de plaisir, loin de son frère, rendent son écriture encore plus touchante. Comme pour La Bataille du vin et de l’amour, publié en France sept ans plus tôt, Skin Contact est résolument un livre d’une grande buvabilité.
Alice Feiring
Skin Contact
Nouriturfu, 2017